Ela Vălimăreanu
Babes-Bolyai University, Cluj-Napoca, Romania
elavalimareanu@yahoo.co.uk
Primo Levi, Jean Améry et Anne Frank :
Trois témoignages de l’estuaire de la mort /
Three Testimonies from the Land of the Dead
Abstract: The study focuses on two pieces of writing that dramatise ways of surviving and keeping one’s dignity intact in Nazi concentration and extermination camps. Both Primo Levi and Jean Améry are Holocaust victims, survivors of Auschwitz, bearing their own traumatic experience. The third text bears witness to an external world horrified by Nazi forces, seen from the perspective of another detainee, that of a teenager who is experiencing the awareness of writing: Anne Frank writes her Journal, while hiding with her family and four friends, first from a juvenile need of confession but which will finally take the shape of a deeply revelatory and iconic illustration of the documentary power of writing. Dealing with a tragic life circumstance that haunts one’s mind in limit situations, it is the expression of a sense of ultimate, inner urgency, the need to immortalise in writing, and in so doing, rid oneself of a painful obsession; it is, at the same time, the expression of a stringent urgency to denounce horrible crimes against the very essence of the human being.
Keywords: Nazi; Holocaust; extermination; confession, dignity, survival; Primo Levi; Jean Améry; Anne Frank.
Notre étude consacrera quelques pages aux écrits des deux hommes qui ont traversé l’enfer d’Auschwitz et survécu pour en faire leur témoignage : Primo Levi et Jean Améry. Primo Levi publie en 1947, deux ans après sa libération, le journal de sa déportation à Auschwitz, l’un de tous premiers documents sur les horreurs des camps[1]. Combattant de la résistance italienne, arrêté en février 1944, il reste à Auschwitz, jusqu’en janvier 1945, date de la libération du camp par les Soviétiques. Jean Améry, philosophe juif né à Vienne en 1912, de son vrai nom, Hans Mayer, fuit le Troisième Reich en 1938, en s’exilant en Belgique et se choisit ce pseudonyme de consonance romane et douloureuse. Combattant dans la fraction germanophile de la résistance belge, il est arrêté par la Gestapo et déporté à Auschwitz. À son retour à Bruxelles, après 1945, il écrit des témoignages des plus bouleversants sur ses expériences dramatiques[2]. Tous les deux vont se suicider plus tard, après avoir beau essayer de « normaliser » leurs vies.
Une voix féminine, qui malheureusement, par sa fragilité, n’a pas eu la force de survivre et a péri au camp est celle d’Anne Frank qui témoigne de l’époque sinistre de la persécution juive, en évoquant dans son journal les années de la clandestinité dans l’Annexe.[3] Notre étude fera l’analyse de quelques extraits de grande valeur documentaire sur la fureur du nazisme.
Vivre l’agonie d’une expérience concentrationnaire est synonyme d’une véritable descente aux enfers qui ne peut que déchirer le corps et l’esprit, et de plus, en traduire les atrocités représente à la fois le besoin de ramasser les bribes d’une existence éclatée, de se reconstruire, mais aussi l’impératif de dénoncer les abus de l’Histoire.
La littérature de la réclusion et des horreurs tortionnaires est une espèce d’hagiographie qui évoque le martyre des victimes ou la transfiguration des survivants de la répression moderne. Quels sont l’enjeu et le pourquoi d’une telle confession ? Essayer de s’en délivrer par la force thérapeutique de la parole afin d’exorciser le démon des traces stigmatisées pour récupérer son statut d’être humain et, à la fois, dénoncer les horreurs de l’Histoire, montrer du doigt la « domination de l’anti-homme», selon la formule de Primo Levi, voilà quelques-uns des ressorts intérieurs d’une confession.
La décision de dévoiler un événement de vie tellement bouleversant est donc d’une part, la preuve d’une vulnérabilité aiguë qui fait une thérapie à travers son témoignage, et d’autre part, une façon de se révolter contre l’Histoire et contre le temps qui cicatrise les blessures quelques profondes qu’elles soient. Partager sa souffrance pour tenter de l’apaiser, de la rendre plus supportable par l’effet thérapeutique du dit et même de ce qui reste non-dit, mais sous-entendu, d’un côté, ou bien crier contre une injustice meurtrière pour enlever la pénombre qui règne sur le passé tragique d’un siècle mouvementé, et luter contre « le menaçant oubli »[4] représentent, les deux en même temps, des impératifs pour la mise en œuvre d’une reconstruction intérieure et d’une dénonciation extérieure, selon les mots que choisit Primo Levi en exergue de son témoignage:
« N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.» (p. 9)
Primo Levi avoue qu’il écrit son témoignage pour se libérer intérieurement, car, écrire relève de ce besoin organique d’affranchissement, comme si « la violence d’une impulsion immédiate, aussi impérieuse que les autres besoins élémentaires » (p.8) met en marche tous les ressorts de son être blessé dans son essence même.« C’est pour répondre à un tel besoin que j’ai écrit mon livre; c’est avant tout en vue d’une libération intérieure» (p. 8) qui ne peut se faire qu’en partageant avec les autres cette blessure dont la cicatrice reste toujours visible dans la chair frissonnante de l’âme.
« Le besoin de raconter aux autres » et de les « faire participer » à son propre vécu tragique représente d’abord la nécessité d’une délivrance intérieure, d’une mise au point des sentiments troubles et obsessionnels. D’emblée cette « impulsion immédiate » cherche à se dire, car l’esprit est harcelé par le poids insupportable d’un passé dont les traces ont déchiré l’âme : « j’ai écrit ce livre dès que je suis revenu et en l’espace de quelques mois, tant j’étais travaillé par ces souvenirs.» (p. 189)
D’ailleurs, Primo Levi commence son témoignage dans le camp même, lorsque, choisi pour le laboratoire de chimie du « Lager », il a l’occasion d’avoir un crayon et un cahier pour écrire « ce que je ne pourrais dire à personne. » (p. 151)
Le besoin pressant d’écrire et de témoigner lui donne, malgré le péril, le courage de faire l’autopsie de ses états d’âme et de la vie du camp, cet « estuaire de la mort entêtante»[5].
L’impératif d’écrire est tellement impérieux qu’il commence ce livre « là-bas, dans ce laboratoire allemand, au milieu du gel, de la guerre et des regards indiscrets » (p. 189), en griffonnant en cachette tout ce qui lui vient à l’esprit, des obsessions qui le déchirent et des visions qui ne le lâchent plus, comme pour exorciser une présence diabolique. Il écrit avec fureur et n’hésite pas à jeter toutes ses notes, car il se rend compte que les conserver pourrait lui coûter la vie. Écrire et ne plus rien garder en jetant ce qu’il a écrit, c’est la thérapie que fait Primo Levi pour rendre plus tolérable la réalité de son existence au camp. L’écriture devient ainsi l’échappatoire vers le supportable.
Ce n’est qu’après l’accomplissement de ce parcours intime, de cette « libération intérieure » qu’il insère son vécu dans l’histoire des masses, en dénonçant par le biais de son expérience concentrationnaire le drame d’une réalité d’enfer. Et pourtant, Primo Levi ne cherche pas à « avancer de nouveaux chefs d’accusation » ou à dévoiler d’autres «détails atroces » de cet immense traumatisme historique, car il sait que ses écrits n’ajouteront rien « à ce que les lecteurs du monde entier savent déjà sur l’inquiétante question des camps d’extermination », mais, avant tout, il fournit des documents à « une étude dépassionnée de certains aspects de l’âme humaine. » (p. 7)
Son témoignage traduit les souvenirs pesants qui lui hantent l’esprit dans le style d’une « étude dépassionnée » et par l’emploi d’un langage « sobre et posé » du témoin qui n’a rien du pathétisme de la victime d’un système meurtrier ou de la véhémence du vengeur. Il a la conviction que ses paroles « seraient d’autant plus crédibles qu’elles apparaîtraient plus objectives et dépassionnées. » (p. 191)
Il y a donc, chez Primo Levi, tout d’abord le besoin impérieux d’un aboutissement intérieur, et après, un fort besoin restitutif, une exigence documentaire, la demande de vérité historique qui sanctionne les atrocités de l’enfer concentrationnaire. D’ailleurs Primo Levi note sans équivoque le caractère authentique de son témoignage en insistant sur la méfiance qu’il ressent par rapport à des souvenirs incertains et sur l’exactitude des événements qu’il raconte: « Il me semble inutile d’ajouter qu’aucun des faits n’y est inventé. » (p. 8)
Jean Améry, camarade de baraque avec Primo Lévy, sait que le problème des camps concentrationnaire est un sujet rebattu, mais il veut apporter son témoignage tout en se rendant compte de l’impossibilité de «contourner tout à fait ce qu’on appelle les atrocités, ces événements face auxquels, comme l’a dit Brecht un jour, les cœurs sont forts mais les nerfs fragiles […] » (p. 22). Il écrit pour renvoyer un peu de lumière sur sa mémoire afin de conférer une dimension au vécu, enlever un peu la pénombre qui y règne et s’insurger contre son passé et contre l’Histoire, pour se révolter aussi « contre un présent qui permet que l’Inconcevable soit historiquement gelé et dès lors scandaleusement falsifié. » (p. 23)
Rien n’est cicatrisé, la plaie « se rouvre et suppure », car toute confession concentrationnaire est une réactualisation du tragique vécu et aussi une réécriture de l’Histoire exigeant une vérité historique et sanctionnant la fiction par une prise de conscience qui aboutisse à une restitution documentaire authentique.
Jean Améry narre son histoire avec émoi et passion. Si Primo Levi cherchait le discours simple, dénudé et dépourvu d’émotion par crainte de dénaturer la vérité, Jean Améry est persuadé que l’attitude éclairée ne doit pas renoncer à l’émotion, au contraire, « l’esprit éclairé n’accomplira alors correctement sa tâche que s’il se met à l’œuvre avec passion» (p.20) en plongeant sans ménagements jusqu’aux tréfonds de la douleur.
Afin de dire l’expérience affreuse du monde concentrationnaire et pour mieux saisir cette descente aux enfers, le sujet-narrateur se rapporte toujours à la formule dantesque « Malheureux est celui qui passe, innocent, le seuil de ce monde sans espoir.» Primo Levi note à son tour avec une tristesse qui traduit toute l’amertume des souffrants qu’une fois entré « personne ne sortira d’ici, qui pourrait porter au monde, avec le signé imprimé dans sa chair, la sinistre nouvelle de ce que l’homme, à Auschwitz, a pu faire d’un autre homme » (p. 58). Ces mots, annoncés déjà par l’insupportable vision de l’extermination, « nous avons vu nos femmes et nos enfants partir pour le néant » renferment la terrible réalité du génocide perpétré par les nazis dans les camps de la mort qui ont réduit l’homme libre à l’état d’esclave.
« Nous ne reviendrons pas » songeait Primo Levi en porte-parole de conscience unanime de tant de victimes, et pourtant, il en est sorti, le stigmate de la blessure « imprimé dans sa chair », et il en a témoigné[6] avant de se donner la mort, car en dépit des années, il lui a été impossible de supporter l’insupportable de son expérience. Il n’a pu s’arracher au gouffre, mais en nous laissant ses écrits, il a porté au monde « la sinistre nouvelle » dont il a fait pleinement connaissance « de ce que l’homme, à Auschwitz, a pu faire d’un autre homme» ainsi que l’affreuse réalité de son obsession.
Pour « résumer tout le mal de notre temps en une seule image », Primo Levi choisirait une autre représentation expressionniste, vision d’enfer qui peuple encore sa mémoire : un homme « décharné, le front courbé et les épaules voûtées, dont le visage et les yeux ne reflètent nulle trace de pensée » (p. 97), un homme en proie à l’aliénation et à l’égarement dans un univers sans espoir. Ce monde de « demi-fous » qui vivent dans « l’attente morne du néant », et qui, en esclaves, font « cent fois le parcours monotone de la vie, anonymement » (p. 58) ne peut être gouverné que par un seul et unique principe, celui qu’un détenu réussit à graver au fond de sa gamelle : « Ne pas chercher à comprendre. » (p. 110)
« Ne pas chercher à comprendre », mais ne jamais oublier le drame de cette existence volée, confisquée, la tristesse de cet anonymat dans la souffrance, dans la redondance des jours mornes, dans la terreur, dans la résignation amère ou dans la révolte qui enrage l’esprit mais qui réduit le corps au silence.
D’un ton sobre, Primo Levi évoque ce « terrible système de terreur »[7], cet « univers abyssale », et la « gigantesque machine de mort » qui a mené les gens à l’abattoir en concevant diaboliquement les chambres à gaz et les fours crématoires « pour détruire des vies et des corps humains par millions » (p. 202). Un système qui a inventé deux concepts existentiels, ceux de « surhommes » et de « sous-hommes » et qui a procédé à « l’extermination méthodique et industrialisée de millions d’êtres humains » (p. 193), palmarès infernal dont l’horrible record revient à Auschwitz, avec 24000 morts en une seule journée au mois d’août 1944.
On n’a pas encore inventé un langage qui puisse traduire les atrocités de ce monde où l’on pratiquait sans aucun scrupule, « l’exploitation abjecte et infâme des cadavres » (p. 209) traités comme « première matière propre à fournir l’or des dents, les cheveux pour en faire du tissu, les cendres pour servir d’engrais » (p. 209). On ne saurait pas trop facilement contenir dans un langage humain les conditions de vie des personnes réduites « au rang des cobayes sur lesquels on expérimentait des médicaments avant de les supprimer » (p.209), le froid que l’on endurait l’hiver dans les camps, la faim qui rongeait leurs estomacs, et par-dessus tout la pensée de l’imminence, la présence de la mort qui guettait partout et dans tous les coins de leurs âme. « Si les Lager avaient duré plus longtemps, ils auraient donné le jour à un langage d’une âpreté nouvelle » (p. 132), note Primo Levi, car les mots que les hommes possèdent ne sauraient peut-être pas « expliquer ce que c’est que peiner tout le jour dans le vent, à une température au-dessous de zéro, avec, pour tout vêtement, une chemise, des caleçons, une veste et un pantalon de toile, et dans le corps la faiblesse et la faim, et la conscience que la fin est proche. » (p. 132) C’est une image qui fait pitié, qui vous bouleverse et qui remue les sédiments émotionnels de tout votre être.
Par sa force destructrice, le système concentrationnaire vise à la transformation de force des êtres normaux en êtres anormaux et à l’anéantissement de la condition humaine dans son essence même. Primo Levi affirme que la volonté de voir en lui et en ses camarades de souffrance « des hommes et non des choses » lui a donné le pouvoir de continuer à vivre et lui a fait éviter « l’humiliation et la démoralisation totales qui pour beaucoup aboutissaient au naufrage spirituel. » (p. 214) Se sentir humilié dans sa dignité tellement vulnérabilisée ne peut être qu’un sentiment atroce aiguisé par une douloureuse baisse de moral, un lourd découragement menant au désespoir sur le bord du gouffre.
Les témoignages qui évoquent les atrocités d’un système concentrationnaire parlent souvent de la dignité humaine que les victimes du système, soit-il nazi ou totalitaire, s’efforcent de conserver malgré les tortionnaires qui les réduisent à l’état de simples objets ou de chiffons inutiles. Dans ce monde en dessous de la condition humaine, certains cherchent à garder un peu de leur dignité foulée aux pieds, pour ne pas être complètement anéantis avant que leur mort biologique ne survienne. Primo Lévy donne deux exemples déchirants de cette préservation. Le premier, c’est une scène qui évoque les préparatifs des Juifs pour une « destination inconnue ». La tristesse de la solitude et du savoir que leur fin est proche et d’autant plus pesante que personne n’a le courage de venir « voir à quoi s’occupent les hommes quand ils savent qu’ils vont mourir. » (p. 14) Chacun prend congé de la vie à sa propre manière, mais l’image des mères qui doivent soigner leurs enfants est des plus touchantes en vous arrachant, par la séquence des gestes domestiques, la chair du cœur : « […] les mères, elles, mirent tous leurs soins à préparer la nourriture pour le voyage ; elles lavèrent les petits, firent les bagages, et à l’aube les barbelés étaient couverts de linge d’enfant qui séchait au vent ; et elles n’oublièrent ni les langes, ni les jouets, ni les coussins, ni les mille petites choses qu’elles connaissent si bien et dont les enfants ont toujours besoin. » (p. 14)
L’image émeut surtout par le choix même de décrire les dernières activités des mères qui, avec une résignation dissimulée vaquent à leurs affaires habituelles, préparent leurs enfants pour le grand voyage en veillant à ce que rien ne leur manque. La connaissance de la condamnation à mort n’empêchent pas ces braves femmes de garder tout de leur naturel, de soigner leurs enfants, de laver leurs linges, de ne rien oublier, comme si la vie continuait avec ses longues heures de souffrances et de misère. Cette description touche par la tonalité simple de l’énoncé aboutissant à cette tournure rhétorique qui traduit une émotion profondément humaine : « N’en feriez-vous pas autant vous aussi ? Si on devait vous tuer demain avec votre enfant, refuseriez-vous de lui donner à manger aujourd’hui ? » (p. 14)
Le deuxième exemple est illustré par un autre fragment qui évoque les mêmes circonstances des préparatifs du départ des Juifs. C’est l’épisode du deuil par anticipation lorsque les femmes d’une famille juive, après avoir fini les préparatifs de voyage, se mettent à célébrer le deuil comme pour des funérailles habituelles. La mort qui les serre dans ses griffes les fait se préparer, elles et leurs familles, pour le rendez-vous imminent. Les anciennes coutumes sont respectées, tous ces rites d’enterrement hérités de leurs ancêtres leur imposent une certaine attitude devant la mort afin d’être prêts pour un nouvel exode. Elles enlèvent leurs chaussures, se dénouent les cheveux, allument des cierges funéraires tout en les disposant sur le sol, après elles s’assoient en ronde par terre et se mettent à prier, à pleurer et à prononcer leurs lamentations toute la nuit.
L’image acquiert une véritable force cinématographique, à la fois visuelle et sonore, profondément expressionniste : on voit le gris de leurs loques qui font office de vêtements, on entend les cris et les pleurs des femmes en larmes, on voit les lumières vacillantes des bougies et la présence des autres en désolation devant les portes qui ferment l’espace de la douleur d’un peuple apatride, la « douleur sans espoir de l’exode » commencé depuis l’Egypte et que « chaque siècle renouvelle ». (p. 14) Toute cette douleur descend dans votre âme et vous fait compatir et partager ce moment de tristesse endeuillée.
Primo Levi se souvient d’une leçon de grande dignité humaine qu’un ami, enfermé à Auschwitz, lui donne un jour : garder son honneur malgré tout, c’est comme un moyen de non adhésion au système. L’image est très parlante et représente Steinlauf, torse nu, en train de frotter en vain son cou et ses épaules faute de savon. Pour Primo Lévy, ce n’est qu’une dépense inutile d’énergie et une activité absurde que de continuer à se laver dans de telles conditions. Mais la réplique qu’il reçoit de la part de son interlocuteur lui donne la morale de la dignité et une belle leçon de survie. Primo Levi a retenu pour toujours le sens des paroles de Steinlauf, l’entêtement de ne pas céder devant cette « monstrueuse machine à fabriquer des bêtes », le devoir de ne pas se laisser réduire à l’état animalier et de survivre pour en faire le témoignage. Puisque, même dans ces conditions atroces, il est possible de survivre, ils ont le devoir de vouloir survivre, et pour vivre, « il est important de sauver au moins l’ossature, la charpente, la forme de la civilisation. » (p. 42) Steinlauf veut préserver sa condition d’homme civilisé et éduqué, produit d’une société qui respecte l’hygiène personnelle et le droit à l’intimité. Il rejette l’idée d’appropriation que pratiquent les nazis, par leur envahissement du territoire intime du corps et de l’âme des persécutés. Tout en ayant conscience de leur statut d’esclaves, « privés de tout droit, en butte à toutes les humiliations, voués à une mort presque certaine », Steinlauf refuse son consentement, la seule et dernière ressource qui leur reste et qu’ils doivent « défendre avec acharnement. » (p. 42)
La morale est donc ce refus d’accepter avec résignation tacite la condition d’humilié et de vaincu, et prendre cette décision de n’y pas consentir, cela faisant, de se donner au moins l’illusion d’un choix. On choisit de se laver, même sans savon et dans de l’eau sale, par devoir et respect envers soi-même, parce que se laver est un geste humain, et ils ne veulent pas perdre cette condition. On cire ses souliers par besoin de propreté et par dignité non pas parce que c’est le règlement qui l’impose, c’est l’impératif pour ne pas accepter l’anéantissement, le devoir de «nous tenir droits et de ne pas traîner nos sabots, non pas pour rendre hommage à la discipline prussienne, mais pour rester vivants, pour ne pas commencer à mourir » (p. 43) Si on accepte ce que l’on vous oblige à accepter, on commence déjà à s’éteindre, c’est déjà mourir un peu.
Accueillie avec étonnement, l’explication de Steinlauf, ne semble pas acceptable, car ce système de défense ne suffit pas aux convictions de Primo Levi qui se demande s’il est vraiment nécessaire, « face à l’inextricable dédale de ce monde infernal », d’élaborer un système de non-adhésion et de l’appliquer. « N’est-il pas plus salutaire de prendre conscience qu’on n’a pas de système ? » (p. 43), se pose-t-il la question, difficile, problématique existentielle à laquelle chacun a sa propre réponse.
Dans l’espace des camps concentrationnaires, Jean Améry rejette lui aussi la soumission à ce système déshumanisant, mais il plaide surtout pour une résistance par la force de l’esprit, car, physiquement, face à la violence de la torture, dit-il, on est déjà parti vers la mort, il est donc inutile de chercher à se tracer un système à soi. Si le corps est sur le seuil du gouffre, l’esprit s’efforce de rester vif et perçant. Dans son essai, Jean Améry décrit ce rapport inégal de forces entre le monde concentrationnaire et le monde intérieur de l’intellect en analysant surtout ce qu’il appelle « l’homme d’esprit », « l’intellectuel », « la confrontation entre Auschwitz et l’esprit ». Il ne fait pas une chronique documentaire sur le nazisme, mais il cherche à dénoncer la «logique d’anéantissement » qu’utilisaient les SS et qui marque la « réalité du camp » en offrant à l’homme d’esprit « un contraste brutal avec tout ce qu’il avait jusque-là cru possible de la part de l’homme. » (p. 34)
Même si le camp de la mort leur vole toute trace d’esprit et d’individualité, pour les fondre tous dans une masse anonyme, « des non-hommes en qui l’étincelle divine s’est éteinte » (p. 97), les détenus essaient de garder quelque chose de leur intimité, de leur raisonnement, en se révoltant « devant l’impuissance de la pensée » et en se ralliant à cette « sagesse folle et rebelle selon laquelle ce qui n’a pas le droit d’exister ne peut exister. » (p. 34) Mais les plus nombreux n’y arrivent pas. Jean Améry en donne l’exemple de sa triste rencontre avec « un réputé philosophe de Paris qui se trouvait au camp » (p. 30) et qui, par sa présence même lui fait comprendre ce qu’ont pu faire les « professionnels allemands du crime » (p. 28) : « […] c’est en vain que je tentai de l’engager dans une conversation intellectuelle. Le philosophe de la Sorbonne ne faisait que des réponses monosyllabiques et mécaniques, et il finit par se taire tout à fait. […] Il ne croyait tout simplement plus à la réalité du monde de l’esprit et refusait de se laisser aller à un jeu verbal intellectuel qui était coupé ici de toute référence sociale. » (p. 30)
Face à cet homme, réduit à l’état d’automate, qui semble ne plus avoir d’espace dans sa conscience pour les discussions philosophiques et qui refuse tout débat intellectuel, toute provocation de l’esprit, Jean Améry sent qu’il fait encore « partie de ceux qui avaient faim, mais qui ne mouraient pas de faim, qui étaient battus mais pas à mort, qui avaient des blessures mais non mortelles » (p. 32), qui ont donc réussi à préserver leur condition d’être humain malgré les humiliations, les coups ou les marches de la mort qui vous réduisent à l’état idiotisant de marionnettes chantant en chœur la même chanson des heures durant.
La preuve de l’« insurmontable » est représentée par la torture, et Jean Améry procède à une analyse des états d’âme qu’elle entraîne et surtout des traumatismes qui vous hantent l’esprit à chaque instant, une forme indélébile d’aliénation, « ce sentiment d’être devenu étranger au monde, état profond qu’aucune forme de communication ultérieure avec les hommes ne pourra compenser. » (p. 78) Le souvenir de la torture reste pour le supplicié comme un stigmate gravé dans l’esprit et la chair de son corps, marqué au « feu rouge, même lorsque aucune trace cliniquement objective n’y est plus repérable » (p. 70).
Ceux qui ont été sujets à de tels traitements inhumains restent des torturés. S’ils arrivent à sortir du camp, ils vont se sentir comme jetés « hors du monde dans la souffrance et dans la mort » (p. 78) se trouvant « absolument dénudés, dépouillés de tout, vidés, désorientés » (p. 48), car ils ont perdu à jamais « le langage quotidien de la liberté » (p. 48) : « Celui qui a été soumis à la torture est désormais incapable de se sentir chez soi dans le monde. L’outrage de l’anéantissement est indélébile. La confiance dans le monde qu’ébranle déjà le premier coup reçu et que la torture finit d’éteindre complètement est irrécupérable. Avoir vu son prochain se retourner contre soi engendre un sentiment d’horreur à tout jamais incrusté dans l’homme torturé […] » (p. 79)
La torture est une expérience profondément traumatisante, c’est « l’événement le plus effroyable qu’un homme puisse garder au fond de soi » (p. 53), souligne Jean Améry, car dès le premier coup qui s’abat sur lui, le supplicié est dépossédé de « la confiance dans le monde » (p. 61), et c’est une partie de sa vie, de son essence d’être humain qui « s’éteint pour ne jamais plus se rallumer » (p. 62). Le torturé serait, admet Jean Améry, un mutilé psychique souffrant d’une « torsion mentale » (p. 120) et d’un « déséquilibre existentiel » (p. 166), car l’amputation de sa dignité même a entraîné la déformation de son identité et de son devenir. La reconstitution de sa personnalité sera extrêmement difficile, sinon impossible. La rancœur et le ressentiment qu’il éprouve représentent sa « protestation personnelle contre l’œuvre cicatrisante naturelle et immorale du temps » (p. 132) qui couvre avec une fine poussière les drames de l’humanité. Jean Améry n’a pu vivre entre l’angoisse et la colère, entre le sentiment d’aliénation et le ressentiment, suite à ce « renversement total » (p. 72) de son être, et, incapable de « surmonter l’insurmontable », il s’est donné la mort.
Dans le cas d’Anne Frank, il s’agit d’un journal écrit avant la déportation et donc d’une valeur documentaire qui dénonce la terreur des camps flottant sur les villes et menaçant avec l’immixtion d’un monde terrifiant. Déportée, Anne meurt dans le camp de Bergen-Belsen et n’a plus l’occasion de nous donner un autre témoignage sous une lumière tout différente. Justement puisqu’il s’agit d’un journal écrit avec une sincérité débordante et infantile qui ne peut occulter la vérité, on accepte les évocations, surtout celles qui se rappor